En guise d’introduction
par
Jean-Jacques Origas
1.
Les
chemins de la patience croiseront ceux de l’audace. Un jour
ou l’autre viendra bien le moment de se décider, nous sommes-nous
souvent répété. Les exercices lents, en apparence répétitifs,
que suppose l’acquisition des connaissances fondamentales,
nous entraîneront vers des régions au relief plus accidenté,
où les sentiers courent selon un tracé imprévu et parfois
cessent d’être balisés. Ces images, d’ailleurs, sont approximatives.
Sans doute serait-il plus simple, et plus juste de dire :
le travail de l’enseignement implique de façon nécessaire
un effort égal de recherche. L’un est le corollaire de l’autre.
Les
cahiers dont nous proposons ici le premier numéro, sont nés
de cette volonté. Leur histoire remonte à près de vingt ans.
Les cours de japonais de l’ancienne Ecole Nationale des Langues
Orientales Vivantes, qui se déroulaient pour l’essentiel au
2, rue de Lille, au cœur de l’un des quartiers anciens de
Paris, venaient d’être transférés dans les derniers jours
du mois de janvier 1969 à l’extrémité ouest de la ville, dans
des locaux situés au Centre Universitaire Dauphine. La modification
d’adresse coïncidait avec des changements plus profonds. L’augmentation
brutale des effectifs nous conduisait à repenser l’enseignement
dans ses modalités, dans son contenu, dans ses perspectives
d’ensemble. Il fallait parer au plus pressé, assumer d’innombrables
tâches, souvent très matérielles. Mais nous savions, malgré
les difficultés contingentes qu’il nous fallait affronter,
et dont beaucoup subsistent encore, que nous aurions à mener
de front la pratique quotidienne de l’étude (ou de l’enseignement)
et l’effort de recherche, dans sa rigueur et dans sa nouveauté.
Tel
fut le point de départ. Le désir de créer cette revue et d’en
poursuivre la parution selon un rythme régulier, s’est formé
dans ces conditions particulières. Tandis que nous préparions
le premier cahier, notre souci fut d’abord de rester fidèle
à cette histoire partagée. Les auteurs des principales contributions
ont travaillé dans ces mêmes lieux, au cours des vingt dernières
années. Certaines ont été rédigées par des spécialistes qui
ont déjà, et depuis longtemps, investi un domaine spécifique
au sein des études japonaises. D’autres ont été présentées
voici peu dans le cadre d’un cursus universitaire et pro forma ce ne sont que des mémoires de maîtrise. Ce « ne sont que »
des mémoires de maîtrise, mais ils sont le fruit de longues
enquêtes et ont souvent été mis au point à partir de documents
qui, en France et dans la plupart des autres pays, n’avaient
guère retenu l’attention. Ces textes ouvrent, à notre sens,
des perspectives neuves pour la connaissance du Japon, de
sa société et de sa culture. Est-il besoin de le rappeler ?
Les communications de spécialistes confirmés et les travaux
récents d’étudiants sont donnés ici dans une stricte relation
d’égalité.
De
même estimions-nous indispensable, dès cette première tentative,
d’accueillir des contributions extérieures. Il est bon et
très naturel que s’expriment dans ces pages des chercheurs
qui exercent leur activité dans d’autres institutions, ou
des représentants d’autres spécialités. Leurs observations,
leurs suggestions, leurs corrections nous sont précieuses.
Nous veillerons à maintenir cette orientation.
2.
Ceux
qui ont à cœur de réaliser ce projet, sont de pensées et de
tempéraments fort dissemblables. Il était donc exclu de rédiger
en guise d’introduction un flamboyant manifeste. Mais ils
ont en commun quelques affinités. Et d’abord un vif intérêt
pour l’histoire. Elle seule nous permet de saisir dans leur
continuité le Japon ancien et le Japon moderne. Elle nous
incite à aborder les phénomènes les plus contemporains afin
de discerner dans le foisonnement des signes des principes
d’enchaînement, des normes de variation. Le recours aux méthodes
historiques, au demeurant, nous semble être le meilleur antidote
contre les tentations de l’exotisme.
Nous
sommes tout autant attachés à la langue. Par nécessité, car
il ne saurait être de recherche correcte sans référence à
des documents de première main. Mais aussi pour le bonheur
que procure à qui s’engage plus avant dans l'étude et dans
la pratique de cette langue, la découverte de ses lois et
de sa cohérence, de ses jeux, de ses subtilités et de ses
nuances.
Par
delà les frontières des spécialisations, ceux qui collaborent
à ces cahiers, nourrissent un goût instinctif pour la création
artistique. Elle est au cœur de cette civilisation. Chaque
étape de son histoire est comme une renaissance de l’art,
sous des formes multiples, souvent inattendues.
3.
En
revanche, nous nous efforcerons d’éviter les généralisations
hâtives et sans doute ne sera t-il jamais dit ici que cette
langue est si empreinte d’affectivité qu’elle exclut l’interprétation
rationnelle ; que l’individu, se définissant par son
appartenance au groupe, n’existe pas dans cette civilisation,
ou que cette société devrait ses succès récents à un état
idéal d’harmonie consensuelle. Contre les mythologies qui
se bradent à vil prix, mais n’en sont pas moins tenaces et
entretiennent trop de confusion, il faut revenir, encore et
toujours, à l’observation patiente du réel, dans ses contradictions
et dans son âpreté. Il faut reconnaître les horizons de l’imaginaire
et, à partir des configurations du réel, en pressentir les
virtualités.
Dans
ce cahier, il se trouve que les textes portent pour la plupart
sur des époques révolues. Qu’on ne voie pas là un choix définitif,
ni l’ombre d’une quelconque nostalgie. Pour ce temps qui est
le nôtre, nous gardons un attachement que ne ronge nulle lassitude,
et nous nous proposons, au fil des prochaines parutions, de
consacrer une place importante aux faits contemporains. Nous
imaginons des textes de longueur et de forme variables, afin
que se mêlent des analyses minutieuses et des documents plus
brefs, afin qu’alternent la description, l’interrogation,
la réflexion. Il va de soi que le rythme de publication impose
des contraintes. Cette revue ne peut entrer tout de go dans
le grand charroi de l’actualité ni traquer l’événement au
jour le jour. Nous n’oublions pas qu’il est aussi difficile
de saisir le présent, dans son intensité, dans sa mouvante
et fragmentaire complexité, que le passé.
4.
Ce
premier numéro est une tentative. En mainte circonstance s’est
imposé à nous ce sentiment et nous savons dès maintenant qu’il
nous faudra modifier ou revoir certaines formules que nous
expérimentons ici. Une revue ne saurait se faire pour les
auteurs. Elle n’existe qu’avec ses lecteurs, dans une relation
de complicité et d’échange. Ce sont eux qui lui donnent vie.
Qu’ils ne nous épargnent pas leurs critiques.
5.
Un
dernier vœu : nous aimerions que passent entre les lignes
quelques couleurs, un peu de la chaleur et de la générosité
que nous trouvons souvent en ce pays.
Jean-Jacques Origas.